Saison Dublin - Épisode 4 : Les mesures sanitaires aux Pays-Bas : convaincre, pas contraindre

 

Les mesures sanitaires aux Pays-Bas : convaincre, pas contraindre 

 


Par Tancrède de La Touanne

Article du 5 mars 2020



La stratégie néerlandaise pour lutter contre l’épidémie est singulière : les mesures restrictives comptent parmi les plus souples d’Europe. Les protestations contre les restrictions anti-Covid montrent que l’opinion publique tient à ses libertés individuelles. Vue de l’intérieur, Amsterdam en temps de crise est une ville où il fait bon vivre lorsqu’on est étudiant.





Le couvre-feu contesté par une décision de justice 



Imaginez un monde où soudainement, un vendredi après-midi, les mesures sanitaires de lutte contre l’épidémie seraient déclarées illégales, car trop restrictives des libertés. Plus de couvre-feu ! Impensable, mais merveilleux, n’est-il pas ? 

C’est ce qui s’est passé, le 16 février dernier, aux Pays-Bas ; un peu plus de trois semaines après l’instauration du curfew dans le pays, le tribunal de La Haye a rendu une décision surprenante en demandant au gouvernement de « lever immédiatement le couvre-feu ». Le tribunal a estimé que l’exécutif a abusé des pouvoirs d’urgence dont il dispose, et que les mesures sanitaires mises en place constituaient une « violation profonde du droit à la liberté de mouvement et à la vie privée ». Les circonstance « très urgentes et exceptionnelles » prévues par la loi spéciale utilisée par l’exécutif pour imposer le couvre-feu « n’impliquaient pas l’urgence particulière requise ». 

La nouvelle a évidemment circulé rapidement ; cela semblait trop beau pour être vrai. Aussitôt l’information vérifiée, j’ai sauté sur mon vélo, et pédalé dans le blizzard jusqu’au centre-ville, à la nuit tombée. Quelle joie de pouvoir à nouveau se promener librement le long des canaux amstellodamois, sur lesquels se reflétaient une demi-lune étincelante et les dernières guirlandes de Noël oubliées dans les arbres. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque, au détour d’une avenue, très passante d’ordinaire mais vide ce soir-là, une voiture de police s’est arrêtée à ma hauteur, vitre baissée, gyrophare allumé ! Le représentant de l’ordre, très pédagogue, m’a expliqué que, malgré la décision du tribunal de La Haye l’après-midi même, les mesures de couvre-feu étaient toujours en vigueur. Ce fut donc très déconcerté, mais heureux d’avoir échappé à une verbalisation en terre étrangère, que j’ai pédalé à bride abattue sur le trajet du retour. 

Je n’étais pas le seul à m’être fourvoyé, la situation était quelque peu confuse ; la Cour d’appel a en effet suspendu la décision du tribunal quelques heures seulement après qu’elle a été rendue publique, pour qu’elle puisse être examinée sur le fond. Le Premier Ministre a d’ailleurs invité la population à ne pas prendre en compte la décision du tribunal et à se tenir au couvre-feu habituel ; une communication gouvernementale mal gérée puisque, manifestement, l’information ne m’est pas parvenue en temps et en heure. 



Responsabiliser la population 



Cette décision « anti-restriction » est symptomatique de l’état d’esprit néerlandais dans la gestion de cette crise : les mesures comptent parmi les plus souples d’Europe occidentale. Le couvre-feu, entré en vigueur le 23 janvier, est la mesure la plus drastique prise par le gouvernement depuis le début de la pandémie. Elle n’a d’ailleurs pas été facile à instaurer : jusqu’alors, même si les recommandations des médecins [1] suggéraient un tel mécanisme depuis septembre, il a été impossible d’obtenir une majorité au Parlement pour le mettre en place. 

Les néerlandais sont très soucieux de leurs libertés individuelles. L’opinion publique est un facteur très important dans le processus décisionnel concernant les mesures sanitaires ; le gouvernement ne les édicte d’ailleurs pas par décret, mais s’appuie sur le Parlement pour légitimer ses décisions. Une « loi corona » prévoit que la Chambre basse du Parlement se prononce sur les règles les plus radicales. Les mesures prises sont très peu nombreuses ; les masques ont pendant longtemps été considérés comme inutiles, et n’étaient obligatoires que dans les transports en commun. Depuis le mois de décembre, il faut également le porter dans les supermarchés et les magasins ouverts. Il serait cependant impensable d’imposer le masque dans les rues ou en plein air, par exemple. 

Comme la Suède, les Pays-Bas ont misé sur la responsabilisation individuelle des citoyens pour lutter contre l’épidémie. Le civisme latent et la discipline des néerlandais sont manifestement un frein suffisant contre l’épidémie. Car l’absence de masque dans les rues et les parcs n’est pas synonyme d’anarchie : la population est vigilante, et il n’est pas rare de se voir demander de reculer dans une queue à la caisse d’un magasin ou de devoir attendre que l’ascenseur se vide avant de l’utiliser. 



Protestations contre les restrictions sanitaires



La liberté et la responsabilisation des citoyens a été malmenée par l’entrée en vigueur du couvre-feu. Des émeutes terribles ont secoué l’actualité du pays le mois dernier. Dans plusieurs villes, des manifestations ont dégénéré : violences contre les policiers, dégradations, magasins pillés et nombre d’arrestations ont choqué l’opinion publique. Le mouvement actuel rassemble visiblement des opposants de tout type : antivaccins, jeunes mécontents, casseurs, opposants à la politique du premier ministre libéral, défenseurs des libertés publiques... 

A Amsterdam, le mouvement était relativement contenu. Les manifestants n’étaient pas si nombreux et les dégâts peu importants. La ville d’Eindhoven, où les étudiants et les jeunes sont nombreux, a été bien plus malmenée et les protestations ont été bien plus violentes que dans les grosses villes comme Rotterdam, Amsterdam ou Utrecht. De nombreuses images de violences ont circulé sur internet, partagées en masse sur les réseaux sociaux et par les médias ; la gare d’Eindhoven a par exemple été totalement mise à sac, et j’ai été très attristé d’apprendre que le piano mis à la disposition des voyageurs musiciens a été réduit en miettes. 

Le maire d’Eindhoven, John Jorritsma, dit même craindre une « guerre civile » et a qualifié les manifestants de « lie de la société ». Des termes forts, qui montrent que, dans un pays où le civisme est roi, de tels rassemblements choquent bien plus que d’autres pays où les protestations tournent régulièrement au vinaigre et aux affrontements entre policiers et manifestants, comme en France. 

Si les médias se sont emparés de la situation et ont tourné les évènements de manière à choquer en montrant l’étendue des dégâts, je n’ai pas l’impression d’avoir assisté à un véritable soulèvement populaire, et je pense que cela n’a pas eu un impact significatif sur les mesures en elles-mêmes : le couvre-feu est respecté par la plupart des citoyens et les règles sanitaires restent inchangées. Il ne m’a pas semblé que ces mouvements soient soutenus par la majorité de la population. Au contraire, une atmosphère de stupeur générale teintée de désapprobation a vite pris le pas sur la colère à la vue des débordements. Le Premier ministre explique que « cela n’a rien à voir avec la lutte pour la liberté. Nous ne prenons pas toutes ces mesures pour rire. Nous le faisons car nous combattons le virus et que c’est pour l’instant le virus qui nous prend notre liberté », ajoutant que selon lui, 99% des néerlandais soutiennent les mesures de prévention.







Etudier à Amsterdam en temps de crise sanitaire 



Etrangement, le monde tourne (presque) rond depuis le mois de septembre. Les mesures sanitaires ne restreignent pas trop les déplacements, et le long fleuve tranquille de la vie suit son cours. Si les bars et les restaurants sont fermés, j’ai tout de même l’impression de mener une vie à peu près normale depuis que je suis arrivé. 

L’Université d’Amsterdam se donne les moyens d’assurer aux étudiants une année la plus agréable possible. Mes cours étaient en présentiel pour la majorité jusqu’en décembre, et rendus disponibles en ligne en même temps pendant tout le premier semestre. La possibilité de se rendre sur le campus plusieurs fois par semaine permet de rythmer la vie ralentie que nous menons depuis des mois. Depuis Noël, tout a lieu en distanciel ; les cours et les TD se déroulent sur Zoom et l’université est fermée. Les annonces laissent cependant espérer que tout rouvrira avant la fin de l’année, au moins pour permettre un enseignement hybride au cours des derniers mois.

J’ai la chance d’habiter dans une résidence étudiante, ce qui m’évite de me retrouver tout seul dans un appartement, perdu dans un pays étranger. Partager une grande cuisine avec une douzaine de personnes permet de ne pas se sentir trop seul et de garder un minimum de connections avec le monde civilisé. Des trois cents étudiants logeant dans ma résidence, une majorité est inscrite dans la même université que moi ; je ne suis donc pas laissé pour compte. Tout n’est évidemment pas permis sous prétexte que nous sommes étudiants : les rassemblements sont limités, et le port du masque est obligatoire dans les espaces communs. 

Les activités ne manquent pas ; Amsterdam n’est pas une ville immense, et il suffit de s’éloigner du centre-ville de quelques kilomètres pour profiter d’une nature magnifique et de grands espaces verts. Les balades sont nombreuses. La vague de froid du début de mois de février a fait geler tous les canaux et lacs de la ville, et laissez-moi vous dire que des centaines de gens patinant, sans masques et le sourire aux lèvres, sous un soleil glacé, est un spectacle que je ne suis pas près d’oublier.






[1] Notamment l’OMT, le groupe d’experts qui formule des recommandations de la lutte contre l’épidémie.

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