Saison Londres - Episode 1 : La réponse des juges anglais aux préjudices causés par les maisons mères anglaises
La réponse des
juges anglais aux préjudices causés par les maisons mères anglaises
Je n’ai jamais présenté aucun doute quant à la
destination choisie pour réaliser mon LL.M : la Grande-Bretagne a toujours
été pour moi une évidence. Au-delà de la qualité de l’enseignement délivré par
les universités britanniques, je souhaitais vivre au sein de cette population à
l’humour particulier, la nourriture étonnante et au système politique si
différent du nôtre.
Ainsi, j’ai choisi de suivre l’International Commercial
Law LL.M de l’Université de Westminster à Londres. J’ai choisi cette université
pour les effectifs très réduits des classes, ainsi que pour sa localisation et
ses frais de scolarité plus bas que la moyenne des universités londoniennes.
Université de Westminster
Le Brexit représentait certes une difficulté
supplémentaire, mais je n’ai pas souhaité renoncer à mon ambition d’étudier au
Royaume-Uni. Car bien que le Brexit soit contraignant pour les étudiants
européens (augmentation des frais de scolarité, obtention d’un visa étudiant…)
il entraîne avec lui la naissance d’un nombre impressionnant de nouvelles
problématiques juridiques. C’est donc pleine de curiosité (à quel point le
Brexit, désormais devenu bien réel, allait-il influencer le programme de mon
année de LL.M ?) que j’entamais cette nouvelle année.
J’ai suivi un cours dénommé « Multinational
Corporate Entities and Foreign Investment ». Un des objectifs de ce
cours était de déterminer dans quelle mesure les tribunaux anglais sont
compétents à l’égard d’une société mère anglaise pour les préjudices causés à
l’étranger par sa filiale étrangère. Nous avons également tenté de comprendre
comment les sociétés mères anglaises échappaient à tout paiement de dommages et
intérêts pour ces dommages grâce au voile de la personnalité morale (the
corporate veil) et la limited liability.
Il est dans l’intérêt des victimes de filiales étrangères
de sociétés mères anglaises d’entamer des poursuites devant les tribunaux
anglais à l’encontre de la société mère alors même qu’ils ont subi un préjudice
à l’étranger.
En effet, les filiales étrangères n’ont en général que
très peu d’actifs. Ainsi, à supposer que ces victimes parviennent à obtenir un
jugement à l’encontre de ces dernières, elles ne parviendront pas à
effectivement recevoir la somme due.
Pourquoi les victimes étrangères
de filiale étrangère ne parviennent-elles pas à obtenir une compensation auprès
des sociétés mères anglaises ?
C’est en premier lieu une barrière juridictionnelle
qui se pose, les tribunaux étrangers ne pouvant pas être compétents à l’égard
des sociétés mères anglaises sans lien de connexion apparent.
En second lieu, il convient de rappeler que la société
mère et la filiale sont deux entités juridiques différentes.
De plus, la technique des sociétés mères anglaises
consistent à établir une filiale dotée de la limited liability.
La limited liability a pour effet de limiter la
responsabilité des actionnaires (notamment la société mère) au montant de
leur(s) apport(s)[1]. En
cas de condamnation de la filiale, les victimes, qui se heurteront au manque
d’actif de cette dernière, pourraient être tentées de demander le paiement des
dommages et intérêts à la société mère anglaise.
C’est ici que la limited liability rentre en jeu.
Il sera impossible demander le paiement des dommages et intérêts à la société
mère car celle-ci est protégée par la limited liability dont est dotée
sa filiale.
La seule manière pour les victimes d’obtenir des dommages
et intérêts serait alors de lift the corporate veil. Si les juges
anglais ont déjà, par le passé, accepté de percer le voile de la personnalité
morale, ces décisions sont rares. Ces décisions interviennent notamment en cas
de fraude, si la filiale est considérée comme une « façade » ou
« sham ». Les juges anglais acceptent qu’un groupe de sociétés
puisse « être utilisé pour s'assurer que toute responsabilité future, ainsi
attachée à la société mère, incombe à une filiale » [2].
Récemment, les juges anglais ont permis aux victimes
étrangères d’obtenir des dommages et intérêts auprès de la société mère en reconnaissant
directement que celle-ci a un duty of care envers les victimes. A titre
d’exemple, les juges anglais ont reconnu que la société mère anglaise pouvait
être tenue responsable des dommages causés aux employés de sa filiale étrangère[3]. Ils ont en
effet considéré que la société mère avait un duty of care envers les
employés de sa filiale, au regard du contrôle que celle-ci avait sur les règles
de sécurité de sa filiale.
D’une manière similaire, les juges anglais ont tenu une société
mère anglaise responsable pour les dommages causés à l’étranger par sa filiale
étrangère[4]. Il ne
s’agissait pas cette fois-ci des employés de la filiale. En effet, cette
dernière agissait sous la direction et le contrôle de la société mère.
Quoi qu’il en soit, il serait plus avantageux pour les
victimes étrangères de poursuivre la société mère anglaise devant les tribunaux
anglais, notamment pour faciliter l’exécution du jugement.
En quoi le Brexit influence-t-il
cette problématique du dédommagement des victimes des filiales étrangères ?
Avant le 31 décembre 2020, les juges anglais se
référaient au règlement de Bruxelles I pour déterminer s’ils étaient
compétents. En revanche, ce règlement ne s’appliquait pas lorsque la filiale de
la société mère anglaise était enregistrée dans un pays non-membre de l’Union
Européenne, auquel cas il fallait appliquer les règles de common law.
D’après l’article 4.1 du Règlement de Bruxelles
I, « Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le
territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité,
devant les juridictions de cet État membre. ». D’après l’article 63.1 de
ce même règlement, « […] les sociétés et les personnes morales sont
domiciliées là ou est situé : a) leur siège statuaire […] ». Pour le
Royaume-Uni, « on entend par « siège statutaire » le registered
office ou, s’il n’existe nulle part de registered office, le place of
incorporation (le lieu d’acquisition de la personnalité morale) […] »[5]. En
conclusion, il était relativement aisé pour les juges anglais de se déclarer
compétents à l’égard d’une société mère anglaise. De plus, une fois que les
juges anglais se déclaraient compétents à l’égard de la société mère anglaise,
ils pourront se déclarer compétents à l’égard de la filiale. En effet, il
existe une théorie selon laquelle la société mère serait l’ « anchor »
et à ce titre, les juges anglais devraient être compétents à l’égard de la
filiale étrangère car celle-ci serait considérée être une « partie
nécessaire » au procès.
Désormais, le Royaume-Uni n’applique plus le
Règlement Bruxelles I. De plus, l’Union Européenne semble s’opposer à l’entrée
du Royaume-Uni à la Convention de Lugano.
Désormais, les juges devront appliquer le common
law pour déterminer s’ils sont compétents à l’égard de la société mère
anglaise et sa filiale étrangère. Ils devront notamment appliquer la règle forum
non conveniens et rechercher quel est le forum le plus approprié pour
trancher le litige. Cela pourrait poser un problème pour les victimes
étrangères qui pourraient voir les juges refuser de se déclarer compétents à
l’égard de la filiale, mais aussi à l’égard de la société mère selon le
principe de forum non conveniens.
Mais les juges anglais ont démontré qu’ils
garderont à l’esprit une idée d’équité (« fairness »). Ainsi,
comme ce fut le cas dans des arrêts récents[6], les
juges ont accepté de se déclarer compétents même s’ils n’étaient pas, en
principe, la juridiction la plus appropriée pour entendre le litige. Ils se
sont ainsi déclarés compétents dans la mesure où le forum alternatif, plus
approprié pour entendre les parties, ne permettrait pas d’aboutir à un résultat
juste, faute notamment d’accorder aux victimes les aides financières
nécessaires, ou la possibilité d’une action groupée.
Pour conclure cet article, nous soulèverons que
le dédommagement des victimes des filiales étrangères est très actuel et
problématique. Les grandes sociétés mères profitent de la responsabilité
limitée et du voile de la personnalité morale pour causer des dommages à
l’étranger sans en devoir assumer les conséquences. C’est une question
juridique, mais aussi éthique et morale. Les juges anglais sont sensibles à la
question et cherchent à tenir ces sociétés responsables.
[1] Si une société est « limited liability by shares », alors le
Companies Act 2006 ss 3(2) énonce alors que la responsabilité des actionnaires
sera « limited to the amount, if any, unpaid on the shares hold by
them ».
[2] Adams v Cape
Industries [1990] Ch 433.
[3] Chandler v Cape [2012]
EWCA Civ 525.
[4] [2000] UKHL 41.
[5] Art 63.2
[6] Lungowe v Vedanta resources Plc [2019] UKSC 20.
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